« Je suis parfaitement conscient qu’il ya quelque chose de pourri au royaume de poésie- d’ailleurs, on n’ouvre pas sans ennui les recueils des grandes gloires, Shakespeare y compris. Mais est-ce que ça n’a pas toujours été ainsi ? »
Monsieur le président ! Veuillez bien excuser cette citation de Charles Bukowski, talentueux écrivain américain, du reste l’un des sommets de la littérature contestataire. Elle ouvre ce texte que j’offre à la vigilance de votre stature de premier magistrat du pays, protecteur des arts et des lettres, détenant le pouvoir suprême de l’imperium. Autrement dit, vous pouvez décider en bien des choses. Les contestataires anarcho-républicains comme nous, disciples par la main gauche de Charles Bukowski, du moins pour ce court moment de dissertation, n’ont qu’à s’en prendre au suffrage universel, s’ils le veulent. Ce ne sont pas les attaques ad-hominem sur votre insigne personne qui sauveront la littérature, les livres et les lecteurs. Personne ne demandera à un chef d’Etat de sauver la littérature mais ceux qui sont avertis de la centralité du chef de l’Etat dans la définition de la politique culturelle dans notre système politique, comprendrons cette démarche. Je vous informe du haut de ma petite taille de chroniqueur littéraire, animateur du blog culturel « Panorama Critique », qu’il ya quelque chose de pourri dans le monde littéraire au Sénégal.
Monsieur le Président ! Il ya bientôt cinq cents ans un génie étrange qui a traqué, comme aucun écrivain ne l’a fait, les possibilités de l’esprit et du langage en littérature, a eu le malheur d’inventer, du moins de découvrir, la faculté presque innée chez l’homme de pourrir avec tout ce qu’il fabrique. Il s’agit de l’éminent William Shakespeare de l’époque élisabéthaine. Chez lui, le Dire n’est pas ornement du langage mais modalité communicative de l’esprit. Son célèbre « Etre ou ne pas être, telle est la question » n’est pas la chose la plus céleste qu’il ait dite. Cet état de pourriture qui n’est pas un simple constat de l’esprit est la révélation, sinon l’apparition de la célèbre réplique de son divin Hamlet: « Il ya quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark. » Sans nul doute, la source d’inspiration évidente de cette parole Bukowskienne écrite dans son fameux « Journal d’un vieux dégueulasse », à la page 41 d’une maison d’édition dont je tairai le nom, par résistance culturelle, ceci en 1967. Un livre devenu culte ! Alors, vous auriez compris, Cher Monsieur, que la littérature est fiévreusement critique. Il est même permis de s’attaquer aux monstres sacrés comme Shakespeare, Faulkner ou Burroughs, à l’unique condition de savoir bien le faire. La familiarité du mot « pourriture » n’est qu’apparence ! Sous la plume mystérieuse de Shakespeare et celle heureusement anarchiste de Bukowski, le mot comme adoubé par les plus éclatants esprits de l’écriture obtient ses lettres de noblesse.
Par principe, la ferme ancrure du piédestal présidentiel, la station hiératique du chef de l’Etat et la dorure éclatante de la charge présidentielle ne saurait souffrir de vulgarité. Plus qu’à la charge présidentielle, j’en appelle à la dignité présidentielle : Monsieur le Président, il ya quelque chose de pourri dans la littérature Sénégalaise. Laissez-nous pleurer ! Notre propos se veut poli, respectueux, mais vigoureux, debout et frétillant jusqu’à l’inquiétude, devant le sceptre de la décision suprême dont vous êtes l’unique détenteur. Je crois que vous aspirez à commander avec « Stupeur et tremblement » tant la responsabilité est âpre. Monsieur le Président, nous avons poussé l’imprudence jusqu’à l’impudence, en produisant un court texte intitulé « Le Bréviaire de la Responsabilité » texte dans lequel nous disions la chose suivante : « Le moment est venu de s’exposer au lourd fardeau de désigner les responsables sur qui pésera la charge de présider aux destinées de l’organisation. Depuis que les hommes vivent en communauté, autant vous dire depuis toujours, la fonction de diriger le groupe est apparue comme une nécessité quasi organique qui, au fil de la longue et précieuse marche de l’homme sur terre, a revêtu une dimension politique certaine par l’expression propre à l’homme, du besoin physique de s’orienter, la quête philosophique du sens, l’impérieuse nécessité psychologique de prendre une même direction et la noble activité de gérer les choses communes à l’intérêt général .
Il est des hommes qui prennent la responsabilité comme une sorte de privilège, certains la conçoivent comme un mérite « personnel » et d’autres comme une fonction. Mais le meilleur des responsables est celui qui la reçoit comme une charge, une élévation. C’est pourquoi il faut toujours distinguer la fonction présidentielle de la dignité présidentielle qui est le siège le plus haut, celui qui a vu les hommes construire l’histoire et les grands dirigeants présider de façon digne les choses de ce bas monde. Celui qui n’est pas digne de responsabilité ne doit rien briguer et non plus désigner. Pour être dirigeant il faut avoir « une nature, une âme qui aspirent à de grandes choses. »
La magnanimité est le critère le plus élevé pour diriger ses semblables. Selon Aristote le grec, « On pense d’ordinaire qu’est magnanime celui qui se juge lui-même digne de grandes choses et qui en est réellement digne car celui qui sans en être digne, agit de même est un être sans jugement, et au nombre de gens vertueux ne figurent ni l’homme sans jugement ni le sot.»
Aussi, le grand moment de désigner les responsables est-il un rituel de haute portée morale où la sottise et le manque de jugement sont bannis. L’aspiration à la haute responsabilité a un lien certain avec la volonté de figurer parmi les vertueux. Seul le souverain Bien doit être le directeur de conscience.
La responsabilité est un dépôt, une charge de confiance dont le dirigeant est lesté tout au long de son magistère jusqu’au jour de la reddition des comptes devant ses semblables et surtout le moment ultime où les regards seront figés devant Dieu le seigneur des mondes.»
Cher Monsieur, la gravité du sujet autorise cette digression qui est peut-être de trop. Une digression qui concerne tous ceux qui aspirent à diriger. Le moindre responsable dans l’échelon des « activités du livre et de la lecture » est concerné par cette affaire, tant la culture est une question de vie et de mort. Vous aurez compris que la politique culturelle et la gestion du livre et de la lecture est aussi une question « décisionnelle. » Il est des choses qui ne peuvent se faire que par décision présidentielle, du moins dans nos pays. Vous n’êtes pas protecteur des arts et des lettres pour rien. Il ya plus de 60 ans le chef-d’œuvre de John Steinbeck, « Les raisins de la colère », a tellement ému l’Amérique que le président Roosevelt a décidé d’améliorer le sort peu enviable des ouvriers agricoles décrit dans ce roman d’une âpre vérité. Le monumental « Guerre et Paix » de Tolstoï était massivement distribué lors du siège de Stalingrad, pour galvaniser « l’âme russe » face à la horde des nazis. Voici la moindre des choses que peut faire une magistrale œuvre littéraire.
Monsieur le Président, il ya quelque chose de pourri dans le monde du livre au Sénégal ; il ya une affaire qui escamote la littérature. Et la responsabilité de tous est engagée.
Au milieu de cette bousculade indescriptible vers les lieux de jouissance collective et primitive, votre jeune magistère risque de souffrir. Lorsque l’information qui est l’arme du commandement est brouillée, le flou qui n’a rien d’artistique est fabriqué pour induire tout le monde en erreur et vous aurez agi vainement, sabrant vigoureusement l’eau avec une épée déjà émoussée par tant de coups. Ce n’est pas à vous que j’apprends que la volonté peut être impuissante quand l’homme ne collabore pas.
Mon Cher Président, je vous apprends cette fois-ci que la logique de capture et de monopole de privilèges dont vous parlez souventes fois, surtout en ces temps derniers, n’est pas l’exclusivité dommageable des secteurs traditionnellement cités pour leur capacité de sanctuarisation dans l’Etat et leur pouvoir de nuisance. Le monde de la culture en général et celui du livre et de la lecture en particulier sont en proie, comme tous les autres secteurs, à des opérations de cannibalisations meurtrières (de la production culturelle). Des années de lassitude sont passées par-là. Fatigués de sauver le monde, des mouvements culturels se sont tassés laissant la place à des prédateurs de toute sorte. Nous avons aujourd’hui des satrapies culturelles à la place des acteurs culturels. Le Sénégal est devenu le pays des champions qui ne gagnent pas.
Monsieur le Président, il ya quelque chose de pourri dans et autour de la littérature au Sénégal. Si le Sénégal compte sur des écrivains qui osent pousser l’indélicatesse jusqu’à dire qu’ils ne lisent pas, il ya lieu d’affirmer qu’il ya quelque chose de pourri en ce pays. Les choses sont tellement pourries dans la littérature Sénégalaise qu’on se permet de se prévaloir de sa propre turpitude, en ces lieux où la beauté devrait éclater de mille feux. Des individus se sont sanctuarisés, incrustés pour ne pas dire fichés dans l’arbre culturel. Ils n’ont jamais rien écrit de fort, s’ils ont écrit quelque chose. Au Sénégal la critique littéraire n’est même pas complaisante, elle n’existe pas. Monsieur le président de la république, la politique et la gestion du livre est, au-delà de la production, une question de leadership et de rayonnement culturel. Si l’avant-garde littéraire n’est pas une fine plume, affaiblie d’abord par son ignorance, son inculture et puis ensuite par l’incapacité à produire une œuvre à dimension historique, vous aurez « investi » à perte. Lorsque les préoccupations sont autres que créatrices, ne faudrait-il pas brûler l’association des écrivains du Sénégal. Monsieur le président de la République, il n’ya même pas à lire, il suffit d’écouter parler nos auteurs, du moins ceux qui monopolisent la confrérie des écrivains, et comparer avec le Japonais Murakami, le franco-américain Jonathan Little, le nigérian Ben Okri, l’Algérien Mounsi, le Mozambicain Mia Couto, l’albanais Ismaël Kadaré, l’Afghan Atiq Rahimi, le Saoudien Aboudehmane, le chilien Luis Sepulveda, vous aurez l’impression qu’un jeune imberbe discute avec Cicéron ou Démosthène. Si notre littérature d’aujourd’hui n’a pas une dimension universelle et qu’elle ne peut pas tenir la dragée haute aux écrivains du monde entier c’est que notre grande capacité imaginative est compressée, découragée par une avant-garde d’écrivains stériles que personne n’ose critiquer.
On ne le dira jamais assez, l’écriture ne suffit pas, il ya surtout la réception critique au sens large du mot. Autrement dit, les critiques professionnels, les lecteurs avertis, les journalistes culturels, les écrivains eux-mêmes sont des pièces maitresses de la critique. Les écrivains doivent savoir parler de leurs homologues. On aurait aimé entendre les mots d’un Boubacar Boris Diop à propos de l’œuvre du poète Ibrahima Sall, ou les critiques d’Abass Ndione à l’endroit de Ken Bugul, Marouba Fall devrait nous dire si Alioune Badara Beye écrit bien ou pas. Sokhna Benga nous dira si Nafissatou Dia Diouf est « bonne » ou pas et vice-versa. Notre « cousin » Louis Camara pourrait donner son avis sur le colonel Momar Gueye, Amadou Lamine Sall, qui est heureusement très critique, sur Hamidou Dia, et Samba Ndiaye « Marrons glacés » sur Elie Charles Moreau. Cette idée qui peut paraitre saugrenue n’a rien à voir avec une quelconque tentative de hiérarchisation. La culture en général et la littérature surtout, peuvent se passer de cet artifice, comme ces « histoires » de rentrées littéraires qui escamotent les vrais enjeux d’une culture qui ne peut être portée que par des talents désintéressés, des génies créateurs. Notre littérature n’a que faire de rentrées littéraires. Une rentrée littéraire se mérite, elle ne se décrète pas. En vérité c’est une occasion de capture et de monstration d’une autorité qui n’est fondée sur rien. Le véritable enjeu c’est la création d’une industrie du livre au Sénégal. Vous ne pouvez imaginer le nombre d’emplois que peuvent générer au moins cinq maisons d’édition nationale qui respectent les normes.
Monsieur le président de la république, je le dis et à travers votre personne je m’adresse à tous ces écrivains qui se ruent vers vous oubliant même d’écrire : Depuis « les routiers de chimères », d’Ibrahima Sall écrit en 1982, on n’a pas eu une œuvre romanesque aussi « intempestive », pour reprendre le mot de Nietzsche. Rien que faibles romans apolitiques. Un livre apolitique est un livre immoral. Un livre apolitique est un livre qui ne s’inscrit pas dans le récit national. Un livre qui ne nous dit rien. La plupart des livres de littérature écrits ces dernières années ne nous disent rien. Le style c’est avoir quelque chose à dire, pensait Schopenhauer.
Cher Président, savez-vous que le Sénégal est un cas d’école, littérairement parlant. C’est le pays où la plupart des écrivains les plus connus sont aussi des éditeurs. Même s’ils ne pratiquent pas tous l’auto-édition, qui est une ignominie, les conflits d’intérêt que les sénégalais sont prompts à dénoncer ailleurs sont ici présents. Disons-le ! Un écrivain qui est éditeur n’aura aucune difficulté pour se faire publier. Ne soyez pas surpris que nos écrivains passent tout leur temps à parler du fonds d’aide à l’édition. Fonds d’aide qui n’a jusqu’ici pas produit grand-chose. Il ne suffit pas de publier un livre. Il ya des exigences de qualité, de distribution et même de réception qui reste le cadet des soucis de ces éditeurs de seconde main. Regardez la plupart de ces livres bénéficiant du fonds d’aide. La mauvaise qualité de l’édition est flagrante. Aucun lecteur sérieux ne s’avisera pas à toucher ces livres. A cause du fonds d’aide, les maisons d’édition pullulent. Il ya même des maisons d’édition ambulantes. On ne peut pas trouver des éditeurs à chaque coin de rue. Si la littérature est corrompue les auteurs et les éditeurs se multiplient. Cependant il n’est pas question ici de cracher dans la soupe « étatique » du fonds d’aide. Il peut être utile. Mais un éditeur, un vrai, est un poète manqué, un aventurier au sens noble du mot. Un ouvreur et découvreur d’imaginaire. Il n’ya pas de grands éditeurs sans un grain de folie. S’il n’y avait pas Kurt Wolff, on n’aurait peut-être pas connu Franz Kafka.
Monsieur le président de la république, cette littérature « trop scolaire » ne mérite aucun soutien. Ce qu’il ya à faire c’est soutenir la créativité littéraire et il yen a certainement en ce pays. Ce qu’il ya à soutenir c’est la créativité, une industrie du livre, une littérature nationale. Quant aux publications à compte d’auteur, ceux qui ont de l’argent à jeter aux fenêtres s’en donnent à cœur joie. Ce n’est pas la volonté de faire œuvre littéraire qui les anime, ils sont naïvement contents de se faire désigner « écrivain ». Il ya aussi derrière tout cela une volonté métropolitaine de « ghettoïsation » de la pensée africaine dont les ténors ne peuvent plus frapper au cœur de la littérature-monde, se contentant de succursales « éditoriales ». Quand je pense que certains auteurs en langue africaine sont à leur quatrième édition, les partisans irréductibles de la langue française devraient remballer leurs grands airs. La plupart d’entre eux sont des écrivains par ouï-dire.
Quant au grand prix du chef de l’Etat pour les lettres mon avis est connu, je vous renvoie modestement à l’article, A quoi servent les Prix littéraires : « La priorité au Sénégal c’est de réfléchir et d’élaborer une politique du livre avec une orientation inclusive qui prend en compte la diversité linguistique et esthétique de notre littérature. Le jury du grand prix a couronné il n’ya pas longtemps Cheick Aliou Ndao pour l’ensemble de son œuvre ; il le mérite bien. Mais le jury ne peut pas se complaire à primer des auteurs bien établis. Il court le risque de passer à coté de grandes œuvres produites par de talentueux anonymes. On oublie souvent de dire que « l’Aventure Ambiguë » fut une œuvre singulière écrite par un parfait inconnu. Le grand prix du chef de l’Etat n’a pas l’ampleur du prix Nobel. Il faut à notre avis que tous les auteurs concourent au même titre devant un jury compétent. C’est plus transparent ! Quant au jury, il faut qu’il se conforme à ce qu’on peut appeler une exigence de lecture. Les meilleurs jurys au monde sont hétéroclites, diversifiés, inclusifs, composés de grands lecteurs ; ils ont un président tournant dont la « nécessaire subjectivité » oriente utilement le choix du jury. Un prof de français n’est pas forcément un bon président de jury de prix littéraire. On ne peut pas ignorer l’actualité de la littérature-monde qui permet de renouveler notre savoir et vouloir juger un écrivain de notre époque avec de vieilles méthodes. »
Monsieur le président de la République du Sénégal, par les pouvoirs qui vous sont conférés faites ce qui est en votre responsabilité. Les autres feront le reste, en attendant le jour où l’histoire remettra à leur place beaucoup d’auteurs et d’éditeurs.
Khalifa Touré
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