Plaidoirie pour une émergence basée sur une "économie solidaire" et une "justice distributive"
Finance solidaire, finance alternative : Etat des lieux et perspectives
Les finances solidaires se sont développées au Sénégal comme dans beaucoup de pays du monde. Deux grandes motivations étaient à l’origine de ce grand mouvement mondial : favoriser l’accès et réduire la pauvreté.
Déjà dans la première phase d’émergence, plus de huit cent (800) institutions desservaient moins de six cents mille (600.000) clients pour un encours de quelques milliards de FCFA, vers les années 93. Ensuite, une phase de développement s’en est suivie, boostant la production, la diversité des instruments financiers, et impliquant de vaste défis dans l’industrie. Durant cette période, « l’Etat providence » a fortement appuyé le secteur au même titre que les bailleurs de fonds. Cette belle période de la finance solidaire coïncide avec les « succes stories » ; et la consécration viendra à partir de l’année 2005, année internationale de la microfinance et, en 2006, l’extase avec le Prix Nobel de la paix attribué à Mohamed Yunus, Universitaire, Précurseur du modèle Grameen bank qui a fortement inspiré le Sénégal par ce concept de « groupe koluté ». Pour rappel, avec ces groupes, la confiance suffisait de garantie pour faire du crédit. La microfinance, dans cette phase de développement et consolidation, se retrouve avec une politique sectorielle. Elle est érigée en département ministériel : un exemple qui a inspiré nombre de pays de la sous région, et plus particulièrement de l’UEMOA.
Aujourd’hui, elle pèse - microfinance s’entend - plus de 229 milliards d’encours de crédits[1], pour environ un million sept cent quatre vingt dix mille (1.790.000) comptes. Elle enregistre un taux de pénétration de 14%, soit le double de celui des banques (près de 7%, et pour lequel le Sénégal est leader dans l’UEMOA). Ce secteur est fortement marqué par le leadership de quatre institutions dont le partenariat stratégique avec de grandes métropoles comme le Canada (PAMECAS), les USA (ACEP) et la France (CMS et MICROCRED) est une empreinte indéniable au-delà de leur « nationalisation ». Ces institutions concentrent 90% de l’offre de service[2].
Du microcrédit (crédit comme levier pour sortir de la pauvreté) à la microfinance (gamme de produit plus large : crédit, assurance, micro-assurance, transferts, épargne, etc.), le chemin a été long et les acquis considérables. Cet essor cache cependant des faiblesses : la microfinance est encore sur le littoral et rien que Dakar et Thiès concentrent presque 80% de l’offre de service du secteur. Cette disparité se creuse avec l’assainissement décrété par les autorités publiques, et visant l’intégration de la microfinance au secteur financier global. La lancinante question des taux d’intérêts élevés, du fait de la portée des services financiers, se pose avec acuité malgré les efforts réalisés. Pour rappel, le taux d’usure passe de 27,5% à 24% en janvier 2014, suite à une décision du conseil des ministres de l’Union.
Avec le Président Abdoulaye Wade, précurseur de cette vision de la microfinance (département ministériel, harmonisation des interventions, nouvelles réglementation, etc.), on se dirige, à partir de 2010, vers un durcissement des conditions liées à la pratique de la microfinance au Sénégal, plus que dans les autres pays de l’UEMOA. Ces pays de la communauté ont, quant-à eux, pris le temps nécessaire pour permettre au secteur de s’ajuster à la nouvelle réglementation. La microfinance trébuche lorsque la question des taux d’intérêt fut encore agitée avec vigueur ; les arguments des spécialistes n’eurent aucune incidence sur l’amélioration du climat. Une étude réalisée par le CGAP[3], démontrant que les taux de la microfinance devraient être élevés pour garantir la pérennité des institutions, n’apporta rien dans le sens de calmer le débat des détracteurs qui voulaient s’en prendre à la Microfinance. Les pouvoirs publics se démarquent de plus en plus, et cette dynamique continue sous le régime de la nouvelle alternance. Elle entraine un délaissement d’un secteur, le ralentissement du potentiel d’inclusion financière des groupes exclus et pauvres, pour lui conférer une image de banque et/ou le doter de pratiques similaires.
Une nécessaire articulation et diversification du secteur financier
Au cours de la campagne électorale de 2012, nous sentions déjà cette confusion et cette usurpation installée par ses « détracteurs », au centre du champ de la microfinance. De la déclaration de politique générale des deux premiers ministres, presque rien n’a été réservé à la microfinance. Au contraire, on note une confusion totale jusque dans l’architecture et l’organisation des services de l’Etat. Ce traitement est encore présent lorsqu’on s’intéresse à la finance alternative, comme la finance islamique, pour laquelle aucune vision – sinon que le traditionnel mimétisme - ne semble dessiner pour notre pays au moment où des pays comme la France, l’Angleterre ont fini de lancer leurs premiers sukuk. La Malaisie, devenue le numéro 1 mondial de la finance islamique, avec un marché bancaire, un marché de capitaux et un marché des assurances bien structurés, traite à égal avec le reste du monde. La volonté politique du Royaume-Uni n’a pas fini de séduire les détracteurs de la « discrimination fiscale », eu égard à l’environnement spectaculaire qui a été aménagé en vue d’attirer les fonds d’investissement, les pétrodollars, etc. Un autre exemple, pas des moindres, la nouvelle réglementation des banques populaires du Maroc votée à l’assemblée nationale, consacre quatre produits de financement éthique en vue de la promotion de ce secteur.
De nos jours, il est plus que nécessaire de mieux repenser l’avenir dans le sillage d’une grande articulation entre les dispositifs financiers mis en place par l’Etat du Sénégal avec les partenaires financiers. Il s’agit, entre autres, du FONGIP, FONSIS, des autres fonds comme la BNDE, Fonds d’impulsion de la Microfinance (FIMF, etc.). Il va falloir que le Sénégal soit plus porté par une dynamique d’innovation financière qui sera l’unique voie pour, non seulement éviter l’inégalité des chances au sein des jeunes, des femmes, mais aussi empêcher l’accaparement des dispositifs en cours au profit des préoccupations politiques. L’existence de mécanismes ou d’approches spoliés par l’intervention maladroite de certains services déconcentrés de l’Etat ou d’autres préjugés telle que l’absence de compétences réelles pour impulser l’innovation financière freine notre capacité d’élargir l’offre de service de façon durable de sorte à adresser la demande de services financiers.
L’agriculture, par exemple, est un secteur vital et un produit de financement « salam »[4], dans son fonctionnement, qui permettrait aux jeunes de disposer de moyens pour aller travailler la terre. Un produit agricole inspiré d’un contrat joint venture de « moudharaba »[5] entre le jeune agriculteur et une banque permettrait également de créer les conditions de ce retour. Un projet équipement sous forme d’ijara (crédit-bail) permettrait de favoriser l’investissement rural plutôt qu’une distribution inappropriée de matériels agricoles (généralement inadaptés)…Autant de choses qui interpellent notre génie financier[6].
Les Coopératives, exploitations familiales: terreau fertile pour la finance solidaire
Depuis les indépendances, le Président Mamadou DIA (paix à son âme), le père fondateur de l’Etat du Sénégal, s’est évertué à mettre en place le tissu coopératif qui devait permettre aux exploitations familiales de profiter de ce secteur à forte valeur ajoutée. Les premiers dispositifs coopératifs ont accompagné et inspiré la mutualité financière et permettant de répondre du coup à l’interrogation de Yves Fournier : « les pauvres peuvent-ils devenir des banquiers ? ».
Deux images parlent encore très fort dans notre environnement d’émergence voulue et dans un contexte de retour à l’agriculture. Il s’agit :
- Du déficit de matériels pour notre agriculture familiale : lorsque nous parlons de tracteurs, on pense à l’Inde, à l’Europe ou à l’Amérique (John deere ou Massey ferguson). Il est connu qu’il y a 660.000 tracteurs sur toute l’Iran ; un autre pays dont l’émergence est irréfutable. Il est aussi établi que, faute de matériels agricoles pour les façons culturales, beaucoup de nos casiers agricoles n’ont pas pu enchainer cette année la culture de la saison normale (août 2014) à celle de la contre-saison, malgré la demande formulée avec insistance par les autorités aux unions coopératives. Ce spectre est une image d’impuissance à laquelle chaque gouvernement se soumet depuis les indépendances. Aucune option de transfert de technologies, pour une mécanisation de notre agriculture, n’est en vue, si ce n’est des promesses de 1000 tracteurs « indiens » ou « chinois » scandés par les présidents successifs du Sénégal et distribués de façon chaotique et partisane, très souvent.
- De la non prise d’une option sérieuse et consistante vers les exploitants agricoles familiaux : du moment où un potentiel de 60% de nos populations est soumis à la pratique agricole, cette dernière devrait être le constant gage de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la précarité des ménages en milieu rural. Il existe, en effet, peu d’option d’encadrement à l’entreprenariat agricole, à la pisciculture et aux métiers de la chaine de valeur des processus agricoles. L’année 2014 qui est celle des exploitations familiales permettra certainement un recentrage de notre agriculture autour de ce statut et la promotion de toutes les ressources pouvant lui conférer une stabilité économique et foncière.
Il est clair que le développement et le recentrage de l’activité productrice agricole autour des unions et coopératives offriront un tissu dense au développement d’une économie solidaire qui pourra également être un rempart pour accompagner notre vœu d’émergence.
Il y a aujourd’hui un fort besoin de mener des politiques solidaires. Le recadrage rêvé de la fonction de redistribution de l'Etat, l'équidistance de l'Etat dans le déroulement des processus d’affaires, sa neutralité permettant d'articuler au mieux et juguler les politiques publiques deviennent des attentes majeures depuis la seconde alternance. Malgré l'émergence, la consolidation de la finance solidaire au Sénégal, la précarité ne semble pas reculer. On parle de 48% de chômage, 47% de ménages dans la précarité et la pauvreté, et de 54% comme taux d'inadéquation emploi-formation. Que faire de ces nouveaux instruments de la finance solidaire ? Que faire des prêts alternatifs ? Comment faut-il éviter les circuits du "faux développement" ? Comment éviter les erreurs passées ?
L’émergence rêvée et proclamée par le Président Macky Sall est légitime ; seulement il ne faut pas se tromper de diagnostic comme ce fut le cas dans l’essentiel des programmes électoraux des candidats à l’élection présidentielle passée. Autrement, on se trompe de stratégie et de direction ! L’émergence de notre pays ne sera que le fruit d’une « économie solidaire » et la pratique d’une « justice sociale distributive » dont le garant est l’Etat dans sa fonction régalienne de redistribution des richesses aux masses. Le débat porté sur le budget de l’Etat, concernant la répartition équitable des ressources, témoigne encore de la forte demande de justice dans la distribution des richesses créées par les citoyens de tout bord ; même ceux de la diaspora, car si l’on considère l’apport en transfert de fonds des Sénégalais de l’extérieur, qui compense les contractions de l’épargne intérieure, nous avons franchi l’année passée la barre des 800 milliards de FCFA.
Mansour NDIAYE, Président UDR/Dooley Yaakaar
Expert Microfinance et spécialiste Finance islamique
Mansour.ndiaye@gmail.com
[3] Consultative Group for Assistance to Poor
[4] Instrument de financement du fonds de roulement pour la production agricole.
[5] Joint venture entre capital et travail pour plus d’investissement dans le secteur agricole.
[6] Article de Mansour NDIAYE et Mansour Faye dans « Expérience de microfinance au Sénégal », Ed Kartala, 2012.