La raison nègre
On l’a dit souvent, le Nègre est l’homme de la nature. Il vit, traditionnellement, de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos. C’est un sensuel, un être aux sens ouverts, sans intermédiaire entre le sujet et l’objet, sujet et objet à la fois. Il est sons, odeurs, rythmes, formes et couleurs ; je dis tact avant que d’être œil, comme le Blanc européen. Il sent plus qu’il ne voit : il se sent. C’est en lui-même, dans sa chair, qu’il reçoit et ressent les radiations qu’émet tout existant-objet. E-branlé, il répond à l’appel et s’abandonne, allant du sujet à l’objet, du moi au Toi, sur les ondes de l’Autre. Il meurt à soi pour renaître dans l’Autre. Il n’est pas assimilé ; il s’assimile, il s’identifie à l’autre, ce qui est la meilleure façon de se connaître.
C’est dire que le Nègre n’est pas dénué de raison, comme on a voulu me le faire dire. Mais sa raison n’est pas discursive ; elle est synthétique. Elle n’est pas antagoniste ; elle est sympathique. C’est un autre mode de connaissance. La raison nègre n’appauvrit pas les choses, elle ne les moule pas en des schèmes rigides, éliminant les sucs et les sèves ; elle se coule dans les artères des choses , elle en éprouve tous les contours pour se loger au cœur vivant du réel. La raison européenne est analytique par utilisation, la raison nègre intuitive par participation.
C’est dire la sensibilité de l’Homme noir, sa puissance d’émotion. Mais ce qui saisit le Nègre, c’est moins l’apparence de l’objet que sa réalité profonde, sa surréalité ; moins son signe que son sens. L’eau l’émeut parce qu’elle coule, fluide et bleue, surtout parce qu’elle lave encore plus qu’elle purifie. Signe et sens expriment la même réalité ambivalente. Cependant, l’accent porte sur le sens qui est la signification non plus utilitaire, mais morale, mystique du réel : un symbole. Il n’est pas sans intérêt que les savants contemporains eux-mêmes affirment la primauté de la connaissance intuitive par sympathie. « La plus belle émotion que nous puissions éprouver, écrit Einstein, est l’émotion mystique. C’est là le germe de tout art et de toute science véritable. » […]
Léopold Sédar Senghor, « Ce que l’homme noir apporte », 1939.