Texte choisi : " Le petit Sauvage, tu es un fou."
I- Présentation de l'auteur : Alexandre Jardin est un écrivain français né en 1965 à Neuilly-sur-Seine. Alexandre Jardin est aussi cinéaste et fondateur du mouvement citoyen Bleu blanc zèbre, a annoncé samedi 3 décembre sa candidature à la présidentielle française.
Candidat déclaré à l'élection présidentielle de 2017, il n'avait finalement pas pu réunir les signatures nécessaires.
II- Texte : L'incipit du Petit Sauvage
Un jour, je m'aperçus avec effroi que j'étais devenu une grande personne, un empaillé de trente-huit ans. Mon enfance avait cessé de chanter en moi. Plus rien ne me révoltait. La vie et l'enjouement qui étaient jadis dans mes veines s'étaient carapatés. Le Monsieur prévisible que j'étais désormais jouissait sans plaisir d'une situation déjà assise, ne copulait plus guère et portait sur le visage un air éteint. Je me prélassais sans honte dans la peau d'un mari domestiqué indigne du petit garçon folâtre, imprudent et rêveur que j'avais été, celui que tout le monde appelait Le Petit Sauvage.
Cette déconfiture m'apparut comme une évidence un dimanche matin. J'avais découvert mon premier cheveu blanc au lever et flânais devant les baraquements du Marché aux Oiseaux, à Paris, en songeant que les jeunes filles me regarderaient bientôt comme un vieux : quand soudain une voix m'arrêta :
- Le Petit Sauvage, tu es un fou.
Personne dans la société de mes relations ne me connaissait sous ce nom, tombé en désuétude depuis longtemps. Même ma femme ignorait ce surnom, bien qu'elle prétendît avoir fouillé tous les replis de mon passé.
- Le Petit Sauvage, tu es un fou, répéta la voix. Stupéfait, je reconnus le timbre de mon père, liquidé par un cancer dans ma quatorzième année. La formule était exactement celle qu'il murmurait autrefois lorsqu'il venait m'embrasser le soir dans mon lit. Une violente palpitation m'oppressa. J'opérai une volte-face et me trouvai tout à coup devant Lily.
A sa vue, le Petit Sauvage frissonna sous mon visage d'adulte. Il se passa entre moi et Lily, par le regard, un bref dialogue muet. Est-ce toi? Elle siffla gaiement et lança à nouveau :
- Le Petit Sauvage, tu es un fou.
Je m'avançai.
- Faites attention, elle va vous mordre ! postillonna le marchand d'oiseaux.
-Lily déploya ses ailes et, passant la tête à travers les barreaux de sa volière, me caressa le nez avec son bec.
Une émotion brutale me saisit; des larmes mouillèrent mes yeux. Gêné, je les essuyai prestement.
- Ah ben ça alors... fit l'oiseleur. Avec vous, elle parle.
Lily était un perroquet du Gabon, une femelle à robe grise que mon père m'avait rapportée d' Afrique pour l'anniversaire de mes dix ans. Les perroquets vivent aussi longtemps que l'homme ! s'était-il exclamé en me l'offrant. Cet animal réputé fin causeur n'avait jamais su radoter qu'une seule phrase - Le Petit Sauvage, tu es un fou- en imitant à la perfection la voix de mon papa, ainsi que ses inflexions.
En un instant, je reconstituai ce qui avait dû se produire vingt-trois ans auparavant. Peu après qu'on eut livré aux vers la dépouille de mon père, ma mère avait prétendu que Lily s'était enfuie à tire-d'aile par une fenêtre ouverte. Sans doute l'avait-elle vendue ou donnée, ne pouvant plus supporter d'entendre trente fois par jour les intonations fantômes d'un mari qu'elle avait toujours regardé comme un Amant.
- C'est incroyable, poursuivit le marchand, je la croyais muette.
- Le Petit Sauvage, tu es un fou.
J'avais le sentiment que mon père cherchait à me parler à travers Lily. Sa voix grave me restituait une part de présence.
- Je vous la fais à mille francs, continua le commerçant.
Alexandre Jardin, Le Petit Sauvage, Gallimard, 1994.
III- Quelques axes de lecture
- Un personnage nostalgique, hanté par sa jeunesse
- Quels sont les personnages en présence ?
- Quelle séquences du texte peut être considérée comme un refrain ?
- Le système énonciatif : qui parle ?
- Le récit et le discours
- Les temps du récit : l'imparfait de l'indicatif et le passé simple
- Qu'est-ce qui renvoie au registre familier ? Au style direct ?
- Relevez dans le texte une locution conjonctive exprimant le temps
IV- Insistons sur :
1- Les registres de langue
Les registres de langue [1] : Il en existe qui sont employé en fonction des situations :
A- Le registre courant : On l’utilise dans une situation ordinaire pour transmettre un message de la vie courante.
On emploie des mots courants, ni familiers, ni recherchés. La construction de la phrase est correcte, sans recherche d’effet de style.
B- Le registre familier : On l’utilise dans une relation de familiarité sans faire d’effort pour s’exprimer correctement. Le registre familier n’est pas un registre vulgaire même s’il peut le devenir.
C- Le registre soutenu : On l’utilise chaque fois qu’on veut marquer un écart avec une langue courante, soit parce que les circonstances l’imposent (discours officiel), soit parce que l’on veut se distinguer.
2- Après que
L'indicatif est toujours employé après l'emploi de la locution conjonctive " après que"
Exemple : " Peu après qu'on eut livré aux vers la dépouille de mon père, ma mère avait prétendu que Lily s'était enfuie à tire-d'aile par une fenêtre ouverte."
NB : On doit utiliser le subjonctif, avec la locution conjonctive "avant que"
3- L'adverbe :
L'adverbe est un mot invariable qui, dans la phrase, précise la manière, le lieu, la quantité, le moment.
NB : On parle de locution adverbiale lorsque l'adverbe s'écrit en plusieurs mots.
Exemple :
" Plus rien ne me révoltait."
" ne copulait plus guère "
" Le Monsieur prévisible que j'étais désormais jouissait sans plaisir d'une situation déjà assise"
" quand soudain une voix m'arrêta "
les jeunes filles me regarderaient bientôt comme un vieux
" La formule était exactement "
[1] S Leroy, G Baille, L Rabier, Grammaire et Expression, 4e/3e Technologiques, NATHAN, France, 1993.
1/10/2017