Un dimanche, un texte 07/06/2015
Autour de la théière
Garouwalé, qui préparait le thé, allait de temps en temps, servir les messieurs réunis sous l’arbre à palabres, avant de s’exposer aux plaisanteries grivoises des femmes. Il aurait pu sous-traiter le service, mais ce petit jeu lui permettait de parader devant les jeunes filles qui feignaient l’innocence prés de leurs mères en quête d’un improbable gendre fortuné. Il revenait de la cour des dames, le sourire aux lèvres, en réintégrait aussitôt la discussion en cours au salon. Madické ou quelque autre de l’assistance lui résumait, à chaque fois, ce qui s’était échangé en son absence.
L’après-midi battait déjà de l’aile, l’ombre des humains s’était allongée vers l’est pour le reste de cette journée torride. Garouwalé prenait son temps. Le thé ici, on sait toujours quand il commence, jamais quand il se termine. Agréable pour le repos des travailleurs, c’est aussi, dirait-on, la drogue idéale inventée pour dorloter les chômeurs, auxquels il fait oublier l’urgence de leur condition. En ce moment de paresse, où la vie semble ralentie l’espace d’une digestion, nous en étions au thé de l’amour.
Le thé, appelé ici attaya, comporte trois phases de dégustation, chacune précédée d’une très longue préparation. Pour la première, la dose de thé est très forte avec peu de sucre. L’infusion est servie fumante et très amère, difficile à avaler, supportable seulement par les habitués ; on l’appelle le thé de la mort. Lors de la deuxième phase, plus sucrée, la dose de thé est plus légère et on y ajoute de la menthe, ce qui donne une infusion très agréable à siroter. Aussi suave qu’une salive de premier baiser, le palais en est amoureux, c’est le thé de l’amour. Mais, hélas ! ce plaisir est éphémère et suivi d’une sorte de réminiscence : le troisième et dernier service, une eau jaunâtre, très sucrée, qui ne porte plus en elle que le souvenir du thé ; le thé de l’amitié.
Garouwalé revenait de son deuxième service quand Madické lui résuma mes propos en ces termes :
- Elle dit que nous ne devons pas aller en France !
- Je n’ai pas dit ça, rectifiai-je, j’ai dit qu’il ne faut pas y aller à n’importe quelle condition.
- Sœurette, explique-toi, intima Garouwalé.
- Ben, je pense qu’il ne faut pas y aller comme ça, au hasard.
- Comment veux-tu qu’on y aille ? interrogea Madické. Nous devons peut-être attendre que Chirac vienne nous accueillir à l’aéroport ?
Ndétare écarquilla les yeux : il venait de se rendre compte que Madické, celui qu’il trouvait le plus raisonnable, le seul qu’il croyait avoir réussi à détourner du chemin de l’émigration, n’était pas moins pressé que les autres de faire ses valises. Lui qui disait : il faut semer les idées partout où elles sont susceptibles de pousser », et qui semait les siennes sans relâche, venait de constater, avec amertume, que l’Atlantique avait arrosé et stérilisé sa plantation. Ici, dans les marais salants, chacun est prêt à aller chercher sa part de canne à sucre ailleurs. Et chaque grain de sel brille de cet espoir.
Fatou Diome, Le ventre de l’Atlantique.
Quelques axes de lecture
- Donnez un autre titre à ce texte
- Une séance de thé
- Que symbolise le troisième paragraphe du texte ?
- La question de l’immigration en toile de fond : ici et ailleurs
- Garouwalé : un choix rempli, culturellement parlant
- Repérage et interprétation de figures de style : métaphore, ellipse, périphrase, comparaison, antithèse, hyperbole, etc.
- La valeur des temps et modes verbaux
I- Grammaire
La formation des mots
Un mot dérivé est le résultat d’un radical auquel on ajoute un préfixe ou un suffixe ou les deux à la fois[1]
Exemple : jaunâtre : radical « jaun », suffixe « âtre »
Réintégrait : préfixe « ré », radical « intégr»
II- Vocabulaire
Réminiscence : souvenirs imprécis
Grivois : licencieux
Bon dimanche !
[1] Magatte Camara, L’épreuve de français 3ème