Texte choisi : « Les bras de Coumba réclamaient Bouba », extrait du roman Les Veilleurs de Sangomar
I. Présentation de l’auteur : Née au Sénégal, sur l’île de Niodior, dans le delta du Saloum, Fatou Diome est partie en France en 1994. Elle a publié une dizaine d’ouvrages dont La Préférence nationale (2001), Le Ventre de l'Atlantique (2003), Kétala (2006), Inassouvies nos vies (2008), Celles qui attendent (2010) et Impossible de grandir (2013), Marianne porte plainte ! (2017), Impossible de grandir (2021), De quoi aimer vivre (2021), Le verbe libre ou le silence (2023), Marianne face aux faussaires (2022), etc.
II. Texte :
Gospel ou fado ? Seigneur, quel chant ramène les morts ? Le cœur de Coumba ne murmurait plus que lamento. Mais à quoi bon réveiller le maestro Bach ? Même son violoncelle ne saurait tout dire du mal du manque ! Alors, silence. Surtout pas d'oratorio, trêve de prières ! Combien marées faut-il à Neptune pour rendre ceux qu'il retient loin des leurs ? Les bras de Coumba réclamaient Bouba.
Dans les bras de mer, carpes, carangues et barracudas grossissaient. Sous les cocotiers de Niodior, Coumba rétrécissait, à l'instar des huîtres en salaison qui séchaient à l'arrière des cuisines. Déjeuner ponctuel ou dîner tardif, cela n'avait nulle importance pour la jeune femme. Les plats qu'on lui servait, elle y touchait à peine. D'ailleurs, pourquoi les salait-on, alors que sa salive, comme ses jours, n'avait plus que le goût de l'Atlantique ? Pourtant, Coumba n'imaginait pas reprocher son manque d'appétit aux cuisinières, encore moins aux paludiers. Elle était d'une humeur à mettre Gargantua à la diète, parce qu'elle ne reconnaissait plus son delta natal. Le delta du Saloum, aquatique berceau des Niominkas, l'une des plus belles baies du monde, cette verdoyante réserve de biosphère, est un bel écrin de beautés, que même le diable devait regretter de voir une amoureuse y verser des larmes. Au Saloum, royaume aux multiples merveilles, même l'automne est ensoleillé, la brise guérit des morsures du soleil et les paysages rendent le malheur indécent. Mais pour Coumba, tout n'était plus que désolation. Le Saloum, sans son prince Bouba, quel horrible désert ! Une âme blessée dans ce décor paradisiaque, le visiteur pourrait reprochait cet oxymore au Seigneur. Coumba ruminait, reniflait, serrait les dents. Qui connaît le Saloum sait que la luxuriance des palétuviers sied à la pudeur des Niominkas. Ici, les hommes rament en chantant, les femmes affrontent leur sort à coups de pilon, dès l'aube, et même une fillette en pleurs accusera le sable de lui irriter les yeux plutôt que de confesser son chagrin. C'est que les marins sont durs au mal et, comme leurs frères corses ou bretons, les Séréres-Niominkas du delta du Saloum n'enfantent pas de trouillard peuhl, qui coule aussi vite que son sabre de berger, puis pleurniche youmâm-bâbam, appelant mère et père, à la vue d'une raie. Insulaire, Coumba ne redoutait ni les vagues ni les raies, mais les scorpions qui pullulent sous l'oreiller des veuves, ces tenaces pensées ou le mort ne cesse de mourir.
Seigneur, gospel ou fado ? Quel chant ramène les morts ? Coumba n'était pas seule à réclamer un être cher à la nuit. Ses soupirs se confondaient à tant d'autres, par-delà les océans. Ce qui la tenait insomniaque et mouillait ses yeux humectait également d'autres oreillers à des milliers de kilomètres de son lit. Seigneur, Niodior ne t'a pas refusé son fils, mais le bélier d'Abraham ne te suffisait-il pas ? Outre les centaines de Sénégalais, d'autres ont jeté l'ancre au même endroit que Bouba. Dames, demoiselles, messieurs, ils venaient des quatre points cardinaux. Quelle force centrifuge les avait réunis dans le Joola ? Quel impératif, quel rêve, quel désir guida leurs pas jusqu'au pire navire du Souvenir ? Tous ceux-là, Coumba les recensait avec son époux, dans la foule qu'elle imaginait rassemblée au royaume des ombres, sur l'île sacrée de Sangomar. Une foule de veilleurs, qu'elle écoutait, interrogeait, grâce au sortilège des nuits du Saloum, qui la transportait auprès de son aimé.
En début de soirée, quand ceux qui évaluaient son état psychique croyaient son regard dans le vague, Coumba, elle, observait, détaillait les contours d'un autre visage : Bouba rayonnait dans sa mémoire ! Calme, mais affable, Bouba aimait plaisanter et ne rechignait pas à multiplier les amitiés. Au cours de ses fréquents allers-retours, Dakar-Ziguinchor-Dakar, il avait gagné de nouveaux copains. Coumba savait que certains d'entre eux l'accompagnaient à son dernier embarquement et partagent son interminable escale, là-bas, à Adiaguediâkh, au bout de tout. Là-bas, où l'Océan retient les rêves, les promesses et les futurs.
Fatou Diome, Les veilleurs de Sangomar, Albin Michel, 2019.
III. Quelques axes de lecture
- L'incipit du roman Les veilleurs de Sangomar
- Le naufrage du Joola : une tragédie inoubliable
- La tristesse de Cumba / L’absence de Bouba
- L’ombre de Bouba. Coumba est obsédée par le souvenir de Bouba
- Un hymne à la terre natale : le delta du Saloum, royaume d'enfance
- Le cousinage à plaisanterie : entre séréres et peulh
- Repérage et interprétation de figures de style : comparaison, métaphore, antithèse, métonymie, interrogation oratoire, euphémisme, etc.
- Les valeurs de l'imparfait de l'indicatif
- Les pronoms possessifs
- L’expression de la négation
IV. Insistons sur :
- L’’imparfait de l’indicatif est le plus souvent utilisé pour exprimer des actions qui durent dans le passé. Il sert, dans un récit, à évoquer les circonstances secondaires, à décrire les personnages, les lieux, les objets, etc.
Exemple : « Sous les cocotiers de Niodior, Coumba rétrécissait, à l'instar des huîtres en salaison qui séchaient à l'arrière des cuisines. »
- Le gérondif est la locution formée par la préposition en et le participe présent.
Exemple : « Ici, les hommes rament en chantant… »
3. La négation est construite en utilisant une locution adverbiale : ne ... pas, ne ... jamais, ne ... rien, ne ... pas du tout, ne ... plus, ne ... pas tellement, ne ... pas trop, ne ... point, ne ... aucunement, ne ... nullement, ne ... que, etc.
- La locution encadre le verbe à un temps simple.
- La locution encadre l'auxiliaire à un temps composé.
- La locution se place avant le verbe dans une phrase infinitive."
Exemple : « Coumba n'était pas seule à réclamer un être cher à la nuit. »
Quelques phrases :
« Les bras de Coumba réclamaient Bouba. »
« Le Saloum, sans son prince Bouba, quel horrible désert ! »
« Le delta du Saloum, aquatique berceau des Niominkas, l'une des plus belles baies du monde, cette verdoyante réserve de biosphère, est un bel écrin de beautés, que même le diable devait regretter de voir une amoureuse y verser des larmes. »
Lexique :
- Le gospel est un genre musical qui a vu le jour grâce aux chants religieux des esclaves afro-américains du Sud des États-Unis.
- Le fado est un genre musical portugais, constitué de chants populaires au thème mélancolique accompagné d'instruments à cordes pincées. Le chanteur de fado ou fadiste (fadista) exploite en général des thèmes récurrents : la saudade, l’amour inaccompli, la jalousie, la nostalgie des morts et du passé, la difficulté à vivre, le chagrin, l’exil…
- ORATORIO : c’est une œuvre lyrique dont le sujet (essentiellement religieux) est développé sous la forme d'un dialogue dramatique faisant alterner chœurs, arias et récitatifs.
- Bach : « Jean-Sébastien Bach (1685-1750) ou (Johann Sebastian Bach, est un compositeur et organiste allemand, né à Eisenach en 1685 et mort à Leipzig en 1750. Son œuvre fait partie des monuments de la musique classique et bénéficie d’une reconnaissance universelle dans l’histoire de la musique. »
- Neptune est un dieu latin. « Dans la mythologie romaine, il est le dieu des eaux vives et des sources. Il est aussi le protecteur des pêcheurs, des bateliers et des chevaux d'après Virgile. »
26/01/2025
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