Madame Christophe
Assez de bavardage
je ne suis qu'une pauvre femme, moi
j'ai été servante
moi la Reine, à l'auberge de la Couronne !
Une couronne sur ma tête ne me fera pas devenir
autre que la simple femme,
la bonne négresse qui dit à son mari
attention !
Christophe, à vouloir poser la toiture d'une case sur une autre case
elle tombe dedans ou se trouve grande !
Christophe, ne demande pas trop aux hommes
et à toi-même, pas trop !
Et puis je suis une mère et quand parfois, je te vois emporté sur le cheval de ton cœur fougueux
le mien à moi
trébuche et je me dis :
pourvu qu'un jour, on ne mesure pas au malheur des enfants la démesure du père.
Nos enfants, Christophe, songe à nos enfants.
Mon Dieu ! Comment tout cela finira-t-il ?
Christophe
Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! S'il y a une chose qui, autant que les projets des esclavagistes, m'irrite, c'est d'entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu'il n'y a ni blancs ni noirs. C'est penser à son aise, et hors du monde, Madame. Tous les hommes ont mêmes droits. J'y souscris. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d'autres. Là est l'inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ? À qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l'esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total ouvrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l'omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m'entendez, nous seuls, les nègres ! Alors au fond de la fosse ! C'est bien ainsi que je l'entends. Au plus bas de la fosse. C'est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous le pied qui s’arc-boute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide ! Et voilà pourquoi il faut demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas, et tenir gagné chaque pas ! C’est d’une remontée jamais vu que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche !
Aimé Césaire, la Tragédie du roi Christophe, Présence Africaine, 1963.
Source : La nouvelle méthode de français, 3e, Nathan.
Quelques axes de lecture
- Sur le plan formel : qu’est-ce qui, dans cette séquence, renvoie à la poésie et à la prose ?
- M. Christophe et Mme Christophe : deux conceptions différentes du pouvoir
- La modestie, la lucidité et la préoccupation de Mme Christophe. Quel mot renvoie à une mise en garde dans son discours ?
- Christophe, le dictateur
- Relevez les connecteurs logiques présents dans le discours du roi Christophe
- L’histoire de l’homme Noir retracé
- Quelques phrases ayant la valeur de vérités générales
- Un texte riche en signes de ponctuation
- Quel sens donnez-vous à la structure négative ne … que dans l’expression : « je ne suis qu’une pauvre femme, moi »
- Repérage et interprétation de figures de style : ellipse, allégorie, hyperbole, comparaison, antithèse, interrogation oratoire, parallélisme, gradation, etc.
Mettons l’accent sur :
1- La mise en relief
C’est un procédé consistant à insister sur un élément. On utilise : "c’est … que", "c’est … qui", "voici", ou on change la place de cet élément sur lequel on veut insister.
Exemples : « je ne suis qu'une pauvre femme, moi »
« Nous seuls, Madame, vous m'entendez, nous seuls, les nègres ! »
« C'est là que nous crions »
« C'est bien ainsi que je l'entends »
2- La tautologie ou pléonasme : c’est le fait de redire la même chose.( Source : wikipédia)
3- Exemple : « Tous les hommes sont des hommes »
Bon dimanche à tous !
03/04/2016