I- Présentation de l'auteur : Né en 1940, Régis Debray est un universitaire français qui a présenté, en 1993, une thèse de doctorat sur le thème " Vie et mort de l'image. Une histoire du regard en Occident", sous la direction de François Dagognet.
Il fut membre de l'académie Goncourt depuis 2011 ( au couvert de Michel Tournier).
Sources : Le site de Régis Debray; Wikipedia
II- Texte : Le courage de la loi
- Bon, assez de grands sermons ! La citoyenneté n'est pas une sinécure. C'est même assez embêtant d'être responsable. Cela suppose une discipline.
- Je te vois venir. Tu vas encore me parler de mes études.
- Restons-en à la loi.
- Laquelle ?
- Il n'y en a que deux. La loi de l'État et la loi de la jungle. La loi pour tous ou la loi de la rue - quand c'est le gros qui détrousse le petit.
- Je me souviens. L'année dernière, mes copains se sont fait racketter par une bande de racaille, à la porte du lycée. Ils en voulaient à leur blouson et leur Walkman. Les plus costauds ont gagné. Ils avaient des couteaux.
- C'est pourquoi il y a une force publique. Pour ne pas abandonner les chemins aux bandits et la rue aux caïds. Pour assurer la sûreté, comme on disait jadis, ou la sécurité des personnes et des biens, qui est l'un des premiers droits du citoyen. Pour cela, on ne peut pas faire tout ce qui nous chante. Être libre, c'est se gouverner soi-même. Consentir à la règle qu'on se donne n'a rien d'humiliant. Si tu fais la loi, il est normal que tu lui obeisses. Sinon, tu ne te respectes plus toi-même. Ça s'appelle le civisme. Ça semble tout simple, mais, je te préviens, ce n'est ni naturel ni immédiat.
- Pourquoi ?
- Parce que la loi est générale, abstraite, aveugle aux cas particuliers, et que nous sommes des particuliers, qui trouvons toujours de quoi faire exception. La loi est la même pour tout le monde. Elle sera bonne pour les autres, mais moi, n'est-ce pas ?, je suis un cas à part. Tu n'as certainement pas envie de faire ton devoir de français. Tu préfères sans doute retourner voir Titanic.
- On ne peut rien te cacher.
- Je te comprends fort bien, parce que moi non plus, je n'ai pas envie de payer mes impôts, ni de m'arrêter au feu rouge quand je ne vois aucune voiture de l'autre côté, ni de plafonner à 130 sur l'autoroute. Instinctivement, je pense : " Que les gendarmes contrôlent la vitesse des autres, je m'en fiche, pourvu qu'ils ne m'attrapent pas, moi." Le problème, c'est que si tout le monde se fiait ainsi à son premier mouvement, il y aurait deux fois plus de morts sur les routes. Et si tout le monde s'arrangeait pour ne pas payer d'impôts, il n'y aurait plus de gendarmes du tout, ni de lycées, ni d'hôpitaux, ni d'éboueurs, ni d'éclairage public, parce qu'il faut de l'argent à l'État ou à la Ville pour entretenir tous ces services. Le citoyen est celui pour qui ses envies n'ont pas le dernier mot et qui, au lieu de se demander s'il aime ou non payer ses impôts, s'il est juste en soi de s'en acquitter. Et qui trouvera finalement bon que les gendarmes le fassent souffler dans un ballon, lui aussi, comme les autres. Faire passer ses instincts après sa raison, c'est une vraie bataille. Parce qu'il y a deux personnes en chacun : un petit animal égoïste et un être humain raisonnable. Le premier se dit : " Si je gratte sur ma feuille d'impôts, j'aurai de quoi me payer huit jours dans un palace aux Antilles. Pas vu pas pris." Et le second, après coup : " Non, je ne peux pas généraliser mon " ni vu ni connu", ce serait la catastrophe. Profiter de police-secours, des universités, des pompiers, des tribunaux correctionnels sans verser ma quote-part au pot commun, c'est non seulement moche mais illogique. Je ne peux pas faire cela. " Le pari des républicains consiste à supposer qu'il y a un brin d'universel au cœur de chaque particulier ( celui qui sera breton, noir, postier, musulman, colonel, balayeur, amateur de bon vin, avocat, athée, catholique pratiquant, etc.) et à faire comme si le sujet en général, le citoyen, pouvait prendre le dessus sur les appétits ou les impulsions du particulier. Un vrai républicain, en somme, c'est quelqu'un qui s'arrête au feu rouge, dans une campagne déserte, à 3 heures du matin, sans une seule voiture en vue.
Régis Debray, La République expliquée à ma fille, Éditions du Seuil, 1998.
III- Quelques axes de lecture
- Un dialogue argumentatif entre un père et sa fille ( un portrait des interlocuteurs)
- Une éducation à la citoyenneté grâce aux sujets de société abordés
- Repérage de la progression de l'explication, l'enchaînement des idées
- Quel est l'enjeu du texte ? À quels lecteurs s'adresse le texte ?
- Repérage et interprétation de figures de style : accumulation ou énumération, euphémisme, comparaison, etc.
IV- Insistons sur :
1- "Le dialogue est un moyen d'expression privilégié du débat. Sa structure favorise la confrontation des idées et l'échange de points de vue.
Le dialogue argumentatif repose sur l'alternance des prises de parole, des questions et des réponses. Il met en jeu l'implication des interlocuteurs qui veulent convaincre ou persuader. Il s'achève sur le partage d'un point de vue commun ou sur le constat d'opinions inconciliables."
Exemple :
" - Pourquoi ?
- Parce que la loi est générale, abstraite, aveugle aux cas particuliers, et que nous sommes des particuliers, qui trouvons toujours de quoi faire exception. "
2- Un dialogue explicatif
Pour lire un dialogue explicatif et comprendre la progression de l'explication, il faut repérer :
- les interlocuteurs
- le thème du dialogue, son point de départ et la conclusion
- les questions et les réponses
3- Quelques vérités générales
1- " La citoyenneté n'est pas une sinécure. "
2- " Être libre, c'est se gouverner soi-même. Consentir à la règle qu'on se donne n'a rien d'humiliant. Si tu fais la loi, il est normal que tu lui obeisses. Sinon, tu ne te respectes plus toi-même. Ça s'appelle le civisme."
3- " La loi est la même pour tout le monde. "
4- " Le citoyen est celui pour qui ses envies n'ont pas le dernier mot et qui, au lieu de se demander s'il aime ou non payer ses impôts, s'il est juste en soi de s'en acquitter. "
5- " Faire passer ses instincts après sa raison, c'est une vraie bataille. Parce qu'il y a deux personnes en chacun : un petit animal égoïste et un être humain raisonnable."
6- " Le pari des républicains consiste à supposer qu'il y a un brin d'universel au cœur de chaque particulier..."
Sources :
Français, Les nouvelles épreuves du Bac, Classes des lycées, NATHAN, 2001.
L'art de lire, Bordas, 1999.
Bon dimanche à tous !
Dimanche 15 janvier 2017