Texte choisi : " Chaque médaille a son revers et les lendemains de plaisirs sont toujours maussades. "
I- Présentation de l’auteur : Originaire de Latmingué ( dans le Saloum), Abdoulaye Sadji est un écrivain sénégalais né à Rufisque en 1910. Il mourut en 1961. Il fut Inspecteur de l'enseignement élémentaire. Il a publié entre autres ouvrages : Maïmouna; Nini, Mulâtresse du Sénégal, Tounka, une légende de la mer, etc.
Source : Wikipedia
II- Texte :
[...] Le cortège est arrivé à la maison de tante Sylvie où une foule d’indigènes l’accueille naïvement. L’agent de l’ordre ouvre la voie et les couples s’engagent sous la porte ogivale, montent l’escalier en bavardant un peu.
Le reste de la fête se passe normalement. Comme de vraies bourgeoises, les mulâtresses assistent avec componction à la réception au champagne, à l’apéritif dansant puis au déjeuner qui, ce jour-là, est plantureux. Ah ! Il faut les voir traverser la salle en robes à longues traînes, dignes de la Pompadour. Il faut les voir cambrer les reins, avancer la poitrine et provoquer d’un sourire impudique les messieurs en smoking qui dansent avec elles. il faut les voir au déjeuner rivaliser de bonne manière : tenir fourchette et couteau, manger de la langouste, demander sel ou poivre. Il faut les entendre égrener avec emphase le rire protocolaire des milieux de la haute aristocratie française, débiter à grands roulements de bouche et d’yeux certaines histoires farcies d’humour et de légende où l’imagination tient le plus grand rôle.
Tout le samedi et tout le dimanche l’on danse sans interruption, l’on mange et l’on boit. Et toujours devant la porte de tante Sylvie une foule d’indigènes monte la garde, prenant plaisir à écouter la musique du pick-up et à regarder tourner les couples dont on ne voit que les têtes aux différents coloris. Tout le samedi et tout le dimanche… Les toilettes se succèdent avec une âpre frénésie… Maints flacons de parfums suaves, maintes boites de poudre se vident. L’atmosphère de la salle est sursaturée d’émanations alcooliques et de sueurs vaporisées dans des parfums de toutes sortes. Cela donne une sensation étrange, et grise comme le « bata » des femmes indigènes.
Mais il n’en va pas toujours ainsi dans les événements de la vie. Chaque médaille a son revers et les lendemains de plaisirs sont toujours maussades. Nini le sent cruellement lorsque lundi elle se retrouve devant sa machine à écrire et les piles de rapports marqués « urgent », « pressé », « très urgent », « à faire pour le courrier de mardi », etc. Elle éprouve comme un remords de s’être amusée. Son corps entier se refuse au moindre effort. Elle a des envies folles de bâiller. Elle s’étire. En vain fouille-t-elle en son cœur un peu d’espoir, de courage. Il semble que pendant ces deux jours de noces elle ait épuisé toute la somme possible de jouissances imparties à un être humain. Elle sent peser sur elle le fardeau des turpitudes qui n’ont pour résultat que la meurtrissure des nerfs et l’oblitération momentanée du cerveau. Dans cet état d’apathie où plongent les excès de plaisirs consommés la veille, le travail lui apparaît comme une invention diabolique des hommes.
Ce lundi soir, chez tante Sylvie, un immense brouhaha s'élève, un tintamarre assourdissant qui emplit la maison. Est-ce un prélude à de nouvelles bacchanales ou simplement la dernière vague de rumeurs qui marque la fin des noces ? Mais non, c'est une querelle de vieilles " signaras", un règlement de comptes. Et il fallait s'y attendre. Un conflit se préparait en effet depuis l'avant-veille du mariage de Dédée entre la famille intéressée et certaines familles invitées. Du fait de la mauvaise distribution des cavaliers ou des cavalières des fureurs contenues s'étaient accumulées, n'attendant que le lendemain du mariage pour éclater.
Parmi les invités du sexe fort figuraient en effet trois dignes mulâtres, amis ou proches parents de la famille de Dédée. On avait donc trouvé naturel de leur donner pour cavalières Sophie, Nana et Nénée, trois mulâtresses de première zone. Le scandale se trouvait ainsi en puissance. En premier lieu elles refusèrent d'assister au mariage sous des prétextes tirés par les cheveux. Elles firent en outre part de cet affront à leurs grand-mères et à leurs tantes qui se cabrèrent à leur tour. Pourquoi deux poids et deux mesures ? Pourquoi des Blancs aux unes ( de rang et de caste inférieurs) et des mulâtres, c'est-à-dire des Noirs en somme, aux autres dont le nom de famille à lui seul pouvait servir d'indication pour tout protocole ? Un tel affront, sans précédent dans les annales de la vie bourgeoise saint-louisienne, ne pouvait être caché à l'opinion publique. Contre cette volonté systématique de les humilier par esprit de vengeance, ces familles étaient décidées à recourir au scandale pour rétablir leur prestige bafoué et dire son fait à la famille qui les avait si cavalièrement offensées.
Le lendemain des noces, quatre vieilles " signaras" envahissent la maison de tante Sylvie et la prennent d'assaut pour demander des explications. En wolof, langue parlée du Sénégal, une telle mise en scène s'appelle " teissanté", synonyme de " s'affronter". Elle consiste à braver l'offenser et à échanger avec lui des propos amers qui sont un exutoire à la colère en même temps qu'un moyen de le remettre à sa place. Une telle explication en tête à tête vaudrait mieux, mais par ce procédé les publics noir et mulâtre n'apprendraient rien. Il faut que dans la rue les femmes noires qui passent entendent ainsi que les familles mulâtres voisines, et les Blancs peu informés n'apprendraient rien des différences de classe entre mulâtres. C'est très important pour que demain soit reconnue la place qui revient à chaque famille métisse de Saint-Louis. -Hé oui, nous comprenons le mobile de votre geste ... Quand on a un boubou trop court on tire dessus pour l'allonger. Que représentez-vous dans Saint-Louis ? Vous n'arriverez jamais à la cheville de ceux que vous avez voulu rabaisser ... Tous les habitants de Saint-Louis, hommes et femmes, Blancs, Mulâtres et même Noirs, savent ce que nous valons et ce que vous valez. Vous n'êtes que de vils descendants d'esclaves ...
Et patati, et patata ...
Cela dure jusqu'au crépuscule, jusqu'à la nuit complète tombée. Pauvres vieilles " signaras". Pauvres filles sacrifiées. Pauvres familles offensées.
* **
Ainsi fut célébré le mariage de Dédée, petite mulâtresse de Saint-Louis, avec M. Darrivey, adjoint des Services Civils et futur administrateur des Colonies. Mariage très souhaitable du point de vue purement colonial et humain, puisqu'il semble réaliser dans une certaine mesure le rapprochement des races et qu'il constitue un cas typique d'assimilation intégrale. Mais n'y a-t-il que du bon ? Certes non. Toutes ces pauvres petites mulâtresses de Saint-Louis, encouragées par une si bienheureuse chance, voudront avoir le sort de Dédée. Elles attendront toute leur vie un M. Darrivey qui n'arrivera pas. Et puis elles vieilliront.
Abdoulaye Sadji, Nini Mulâtresse du Sénégal, pp 108-111.
III- Quelques axes de lecture
- Un complexe entretenu : Frustrations liées à une fête
- Fossé existant entre la réalité et la perception : que de désillusions en perspective
- Où se passe l’action ?
- Quels sont les personnages en présence ?
- Relevez la quinzaine de verbes pronominaux présents dans le texte
- Repérage et interprétation de figures de style : métaphore, comparaison, anaphore, parallélisme, pléonasme, périphrase, etc.
IV- Insistons sur :
1- L'interrogation directe
L'interrogation directe est marquée symbolisée à l'écrit par un point d'interrogation à la fin de la phrase A l'oral, une intonation montante traduit l’interrogation directe.
Sunumbir reviendra prochainement sur l'interrogation indirecte
Exemple : "Est-ce un prélude à de nouvelles bacchanales ou simplement la dernière vague de rumeurs qui marque la fin des noces ?"
2- Les verbes pronominaux
Un verbe pronominal se conjugue avec un pronom réfléchi. Aux temps composés, les verbes pronominaux se conjuguent avec l'auxiliaire être.
Exemple : "Le reste de la fête se passe normalement."
Le pronom réfléchi peut avoir quatre sens :
- Le sens réfléchi lorsque le sujet exerce l'action sur lui-même
- Le sens réciproque : lorsque l'action est exercée par plusieurs personnes
- Le sens passif : le sujet subit l'action
- Le sens indistinct ou verbe essentiellement pronominal : le verbe n'existe qu'à la forme pronominale.
Nb : Le pronom ne peut pas se dissocier du verbe.
Règles d'accord : Les verbes essentiellement pronominaux et les verbes pronominaux de sens passif s'accordent avec le sujet.
Les participes des verbes pronominaux de sens réfléchi et de sens réciproque s'accorde avec le complément d'objet si celui-ci est placé avant.
3- Vocabulaire
ogivale : arc diagonal sous une voûte gothique, qui en marque l'arête
Apéritif ( ou familièrement apéro ) : qui ouvre l'appétit, que l'on prend avant le repas.
Plantureux : copieux, très abondant
Exutoire : qui permet de se soulager, de se débarrasser d'une envie ou d'un besoin
Turpitudes : caractère de bassesse, d'indignité
Meurtrissures : blessures, marques sur la peau meurtrie. Traces ou marques laissées par la fatigue, la maladie, la vieillesse.
Oblitération : effacer par une usure progressive
Bacchanales : fête que les Romains célébraient en l'honneur du dieu du vin, Bacchus.
Apathie : inertie, incapacité d'être ému ou de réagir
Principales sources :
La Grammaire Française, M. –C. Bayol, M. –J. Bavencoffe, Nathan, 1988.
Magatte Camara, L'épreuve de Français 3ième, NEAS, 2005.
Bon dimanche à tous !
02/10/2016