Texte : Littérature nègre et surréalisme
On voit qu’il y a incontestablement une affinité entre l’attitude des poètes nègres et celle des poètes surréalistes. Cependant, en examinant attentivement ces attitudes, toutes deux dictées par un désir profond et sincère de changement, on se rend compte que si les moyens d’y parvenir sont identiques, les mobiles sont très différents. Les poètes surréalistes se sont attaqués avec virulence aux modes d’appréhension traditionnels du monde, puisque ces modes d’appréhension n’avaient pas réussi à révéler le monde dans sa réalité totale à cause de nombreux tabous qui mutilent les pouvoirs de l’homme, à cause de l’échelle de valeurs arbitrairement établie, de la fausse hiérarchie des facultés humaines. Il était nécessaire de découvrir de nouveaux modes d’appréhension du monde, susceptibles de répondre aux voeux de l’homme moderne, désireux de s’épanouir pleinement et de reprendre modestement la place qui est la sienne dans l’harmonie cosmique dont il s’est soustrait par orgueil et par désir de domination. Le poète nègre, fidèle à l’ontologie négro-africaine, ignore presque complètement le grave problème de la récupération des puissances dites obscures, et l’on sait que la réussite du mouvement surréaliste dépendait essentiellement de la résolution de ce problème.
Si le poète nègre d’hier ou d’aujourd’hui s’attaque à l’humanisme occidental, à la raison (« le pire des colonialismes c’est la dictature de la raison et de la technique européenne ») ce n’est certainement pas pour dicter à l’Occident un nouveau mode d’appréhension du monde ; ce n’est pas non plus pour lui imposer l’éthique négro-africaine, pour s’ériger en maître d’un monde nouveau ; c’est bien pour lui faire admettre, enfin, le droit à la différence, à l’originalité, pour lui faire comprendre que toute valeur humaine est un produit de l’homme et que, dans ce domaine, la notion de relativité, la tolérance sont nécessaires au progrès harmonieux de l’humanité. Tout ce qui est sorti du laboratoire de l’homme a une destination précise ; c’est dire que toutes nos valeurs, quelles qu’elles soient, portent l’empreinte de l’homme. Tout peut et doit donc être repris, réexaminé par l’homme à la lumière des circonstances nouvelles ; « car il n’est point vrai que l’oeuvre de l’homme est finie (…) mais l’oeuvre de l’homme vient seulement de commencer », nous dit Césaire. C’est compte tenu de ces considérations que le poète nègre s’attaque aux valeurs occidentales et exalte les siennes alors méconnues, relève les contradictions d’un humanisme franchement insolite au nom duquel sa race a été asservie. On voit que si, dans une certaine perspective, il y a eu une entente tacite – du reste nécessaire – entre le groupe de Breton et celui des poètes nègres, il y a eu aussi un malentendu que ni les uns ni les autres ne semblaient percevoir, tant l’identité des moyens était évidente, tant le monstre à abattre était puissant et cruel.
Léopold Sédar Senghor
Discussion
Sujet : Pensez-vous comme Senghor que « le pire des colonialismes c’est la dictature de la raison et de la technique européenne » ?