I-Présentation de l'auteure : Mariama Bâ est née le 17 avril 1929 à Dakar. Elle publia en 1979 son premier roman intitulé Une si longue lettre. Mariama Bâ est un(e) illustre écrivain(e) sénégalais(e), « femme qui a propulsé la littérature sénégalaise sur la plus haute marche du podium national et international, en obtenant en 1980 le prix Noma à Francfort. » Son second roman Un chant écarlate parut en 1981. Elle est décédée le 17aout 1981.
Citations de l’auteure : « Je reste persuadée de l’inévitable et nécessaire complémentarité de l’homme et de la femme.
C’est de l’harmonie du couple que naît la réussite familiale, comme l’accord de multiples instruments crée la symphonie agréable.
Ce sont toutes les familles, riches ou pauvres, unies ou déchirées, conscientes ou irréfléchies qui constituent la Nation. La réussite d’une nation passe donc irrémédiablement par la famille. »
II- Texte :
Mon drame survint trois ans après le tien. Mais, contrairement à ton cas, le point de départ ne fut pas ma belle-famille. Le drame prit racine en Modou même, mon mari.
Ma fille Daba, préparant son baccalauréat, emmenait souvent à la maison des compagnes d'études. Le plus souvent, c'était la même jeune fille, un peu timide, frêle, mal à l'aise, visiblement, dans notre cadre de vie. Mais comme elle était jolie à la sortie de l'enfance, dans ses vêtements, délavés, mais propres ! Sa beauté resplendissait, pure, les courbes harmonieuses de son corps ne pouvaient passer inaperçues.
Je voyais, parfois, Modou s'intéresser au tandem. Je ne m'inquiétais nullement non plus, lorsque je l'entendais se proposer pour ramener Binetou en voiture, " à cause de l'heure tardive", disait-il. Binetou, cependant, se métamorphosait. Elle portait maintenant des robes prêt-à-porter très coûteuses. Elle expliquait à ma file en riant " je tire leur prix de la poche d'un vieux." Puis, un jour, en revenant de l'école, Daba m'avoua que Binetou avait un sérieux problème :
" Le vieux des robes" Prêt-à-porter veut épouser Binetou. Imagine un peu. Ses parents veulent la sortir de l'école à quelques mois du Bac, pour la marier au vieux.
- Conseille-lui de refuser, dis-je.
- Et si l'homme en question lui propose une villa, La Mecque pour ses parents, voiture, rente mensuelle, bijoux ?
- Tout cela ne vaut pas le capital jeunesse.
- Je pense comme toi, maman. Je dirai à Binetou de ne pas céder; mais sa mère est une femme qui veut tellement sortir de sa condition médiocre et qui regrette tant sa beauté fanée dans la fumée des feux de bois, qu'elle regarde avec envie tout ce que je porte; elle se plaint à longueur de journée.
- L'essentiel est Binetou. Qu'elle ne cède pas.
Et puis, quelques jours après, Daba renoua le dialogue avec sa surprenante conclusion.
-Maman ! Binetou, navrée, épouse son " vieux". Sa mère a tellement pleuré. Elle a supplié sa fille de lui " donner une fin heureuse, dans une vraie maison que l'homme leur a promise. Alors, elle a cédé. -À quand le mariage ?
- Ce dimanche-ci, mais il n'y aura pas de réception. Binetou ne peut pas supporter les moqueries de ses amies.
- Et, au crépuscule de ce même dimanche où l'on mariait Binetou, je vis venir dans ma maison, en tenue d'apparat et solennel, Tamsir, le frère de Modou, entre Mawdo Bâ et l'imam de son quartier. D'où sortaient-ils si empruntés dans leurs boubous empesés ? Ils venaient sûrement chercher Modou pour une mission importante dont on avait chargé l'un d'eux. Je dis l'absence de Modou depuis le matin. Ils entrèrent en riant, reniflant avec force l'odeur sensuelle de l'encens qui émanait de partout. Je m'assis devant eux en riant aussi. L'imam attaqua :
" Quand Allah tout-puissant met côte à côte deux êtres, personne n'y peut rien.
- Oui, oui, appuyèrent les deux autres. Une pause. Il reprit souffle et continua :
" Dans ce monde, rien n'est nouveau.
- Oui, oui, renchérirent encore Tamsir et Mawdo.
- Un fait qu'on trouve triste l'est bien moins que d'autres ...
" Je suivais la mimique des lèvres dédaigneuses d'où sortaient ces axiomes qui peuvent précéder l'annonce d'un événement heureux ou malheureux. Où voulait-il donc en venir avec ce préambule qui annonçait plutôt un orage ? Leur venue n'était donc point hasard. Annonce-t-on un malheur aussi endimanché ? Ou voulait-on inspirer confiance par une mise impeccable ?
Je pensais à l'absent. J'interrogeai dans un cri de fauve traqué :
" Modou?"
Et l'imam qui tenait enfin un fil conducteur, ne lâcha plus. Il enchaîna, vite, comme si les mots étaient des braises dans sa bouche :
-Oui, Modou Fall, mais heureusement vivant pour toi, vivant pour nous tous, Dieu merci. Il n’a fait qu’épouser une deuxième femme, ce jour. Nous venons de la mosquée de Grand- Dakar où à eu lieu le mariage.
Les épines sont ainsi ôtées du chemin par l’imam, Tamsir osa : « Modou te remercie. Il dit que la fatalité décide des choses : Dieu lui a destiné une deuxième femme, il n’y peut rien. Il te félicite pour votre quart de siècle de mariage où tu lui as donné tous les bonheurs qu’une femme doit à son mari. Sa famille, en particulier moi, son frère ainé, te remercions. Tu nous as vénérés. Tu sais que nous sommes le sang de Modou. »
Et puis, les éternelles paroles qui doivent alléger l’événement :
" Rien que toi dans ta maison si grande soit-elle, si chère que soit la vie. Tu es la première femme, une mère pour Modou, une amie pour Modou."
Mariama Bâ, Une si longue lettre, NEAS, Dakar, 1979.
III- Quelques axes de lecture
- Un texte sur fond d’amitié
- Une question de polygamie qui scella le sort de la narratrice
- Modou, le bienfaiteur « anonyme », futur mari de Binetou
- Les temps du récit : les valeurs des temps verbaux : imparfait de l’indicatif et passé simple de l’indicatif
- Quelques phrases aux allures d’idées générales
- Repérage et interprétation de figures de style : comparaison, antithèse, métaphore, ellipse, etc.
- Repérage des adverbes de manière en « -ment »
IV- Insistons sur :
1- Les temps du récit : L’imparfait et le passé simple sont fréquemment utilisés dans un récit.
a- L’imparfait de l’indicatif permet de « raconter un événement ou décrire une situation. Il peut exprimer une action en train de se dérouler dans le passé, sans en montrer le commencement ni la fin. » L’imparfait est le temps des actions qui durent dans le passé.
b- Le passé simple de l’indicatif est « un temps littéraire. On l’emploie essentiellement à l’écrit. Pour exprimer une action complètement achevée à un moment déterminé du passé.
Exemples : " Je suivais la mimique des lèvres dédaigneuses d'où sortaient ces axiomes »
« Je pensais à l'absent. J'interrogeai dans un cri de fauve traqué »
NB : « je pensais » est à l’imparfait de l’indicatif / « J’interrogeai » est au passé simple
2- Vocabulaire :
Tandem : association de deux personnes, de deux groupes qui travaillent ensemble
Axiome : vérité évidente par elle-même
Sources : Mariama Bâ, Une si longue lettre, NEAS, Dakar, 1979.
Mame Coumba Ndiaye, Mariama Bâ ou les allées du destin, NEAS, 2007.
M.- C. Bayol et M. –J. Bavencoffe, La Grammaire française, Nathan, 1988.
Anthologie de la Littérature francophone, sous la direction de Jean-Louis Joubert
Bon dimanche à tous !
27/11/2016