I- Présentation de l'auteur : Financier de formation, Ameth Guissé est un écrivain sénégalais. Il a publié cinq romans :
Femmes dévouées, femmes aimantes, (2011)
Une mort magnifique (2013)
42, rue Augustin Moreau (2016)
La révolte des infortunés (2017)
Autour d'Anita (2021)
" À la recherche de Diodio" est extrait de son roman Une mort magnifique.
II- Texte : À la recherche de Diodio
Sandiéry fouille dans les tiroirs de sa mémoire et se rappelle vaguement que tout au début, elle lui avait dit habiter la banlieue dans un quartier populaire de Thiaroye, à côté du cimetière des tirailleurs sénégalais. Il s'y rend.
Il a du mal à retrouver le cimetière : un grand mur le clôture, empêchant les voyageurs et autres passants de figer leur mémoire en ce lieu, désormais baptisé Cimetière Militaire de Thiaroye. Il se dit que l'oubli s'entretient ainsi et en sus, on y ajoute la confusion avec cette belle appellation diplomatique permettant de soigner les relations avec l'ancienne puissance colonisatrice, devenue grande pourvoyeuse de fonds ! Au-dehors, rien ne rappelle Thiaroye 44. Ici comme ailleurs, l'histoire est muette sur ces faits-là. " Triste situation d'un peuple sous le joug d'une puissance étrangère, même la rédaction de son histoire est conditionnée ", se dit-il enfin !
Le cimetière de Thiaroye symbolise à lui seul la barbarie coloniale, fait monstrueux qui, d'ailleurs, s'est estompé dans les esprits. Aucun devoir de mémoire n'est entretenu pour que les générations, pour toujours, s'en souviennent. Pourtant, Thiaroye est un des crimes les plus odieux de l'histoire récente, parce que les faits se sont déroulés vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. L'oubli n'a pas sa raison d'être, et comme la Shoah, la tuerie de Thiaroye doit être rappelée régulièrement. Ces hommes gisant ici, ont largement contribué à l'honneur de la France et, armes à la main, se faisaient appelés " Messieurs ". La France, une fois libérée, les a traités de " Bougnouls" et les a empaqueté dans un bateau à destination de Dakar avec un pécule au rabais. " On nous tue, on ne nous déshonore pas ", cette devise de l'armée sénégalaise a été magnifiée par ces soldats-là qui ont préféré laisser leur vie à Thiaroye que de retourner chez eux décevoir toutes les attentes.
S'incliner devant ces morts dont certains n'ont jamais recueilli les prières de leurs proches parce qu'étrangers à cette terre devient une priorité pour Sandiéry. Pour lui, ces tombes harmonieusement alignées témoignent d'une vie, d'un rêve, d'un engagement fort de ces hommes-là dans cette mission de défendre la France libre. Ils ont quitté la terre de Thiaroye dans l'indifférence la plus totale parce que n'ayant personne à qui ils manqueront dans cette contrée. Peut-être que sa prière pour le repos de leur âme s'élèvera vers Dieu.
Il se dresse sur le seuil, plonge son regard sur le lieu et formule une prière aux morts pour ces martyrs, victimes de la lâcheté des hommes du gouvernement provisoire de la République Française dirigée par un certain Charles de Gaulle, que l'Afrique célèbre pourtant comme un des grands hommes de l'histoire. Comme le poète, il crie sa rage :
« Non ! vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts ! Ce sang n’est pas de l’eau tépide. […]
Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle.
Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain
Dormez ô Morts ! Et que ma voix vous berce ma voix de courroux que berce l’espoir. »
C'est déjà une révolution chez Sandiéry que cette prise de conscience oriente son esprit sur la condition d'un peuple contraint de travestir la vérité historique pour demeurer dans les grâces de l'ancienne puissance colonisatrice. Son cas personnel ne s'en éloigne pas trop.
Sandiéry entre dans le quartier de Thiaroye et parcourt les rues à la recherche de Diodio. Les personnes qu'il rencontre ne peuvent lui être d'aucune aide parce que souvent des " immigrants " venus avec la vague de l'exode rural pour s'établir dans ce quartier abritant un grand marché. Il comprend là que le renouvellement des populations dans les quartiers de la presqu'île procède d'apports de flux migratoires venus de l'intérieur et qui, au gré des saisons, changent de métier. Aussi, ont-ils fini par repousser les natifs de ces quartiers-là vers d'autres zones à coups de propositions financières difficilement inacceptables.
De guerre lasse, il s'apprête à retourner sur ses pas. C'est à cet instant que le hasard, ces rendez-vous du destin, ces circonstances que nous ne maîtrisons pas et qui échappent à notre agenda, le fait rencontrer une femme de l'âge de Diodio. Cette femme, certainement proche parente de celle-ci, le dévisage intensément avant de répondre à sa demande. Elle lui apprend qu'elle est sa cousine tout en continuant à le fixer du regard avec une insistance qui frise l'inquisition. Il est connu que le flair des femmes est un sixième sens et ici cela ne manque pas de se révéler. Des soupçons envahissent l'esprit de la dame qui, finalement, décide de rebrousser chemin pour conduire Sandiéry et par la même occasion, se lisent souvent sur les regards, sur les faits et gestes. À peine entament-ils leurs pas qu'ils rencontrent un jeune homme à l'allure fière sue la dame interpelle :
" Ablaye, ce monsieur cherche ta mère.
- Vous cherchez ma maman ?
- Oui, jeune homme, je cherche une dame qui s'appelle Diodio, qui habite dans ce quartier. Son père était un lutteur célèbre et était surnommé Songane. "
La ressemblance des deux hommes est plus que frappante. D'aucuns auraient dit de ne pas chercher le facteur ailleurs ! La dame les regarde alternativement l'un et l'autre et trouve étrange cette coïncidence. Un grand frisson envahit Sandiéry, leurs regards se rejoignent et se fixent durant quelques secondes. Un trouble inexplicable brouille ses repères, une bouffée de chaleur se dégage de lui, il ouvre la bouche, mais n'arrive pas à sortir un mot.
" Diodio, c'est ma maman, Monsieur !
- Votre maman ?
- Oui Monsieur, je suis son fils Ablaye.
- Venez, je vais vous conduire à la maison, c'est tout près, s'empresse de dire la dame.
- Attendez-moi, je vais récupérer ma voiture. Je l'avais garée devant le cimetière de Thiaroye 44.
- Thiaroye 44 ? Il n'y a pas de cimetière de ce nom ici, lui répond Ablaye.
- Vous ne connaissez pas Thiaroye 44 ? demande Sandiéry.
- Non. Cela veut dire quoi ?"
À cette question, Sandiéry ne répond pas et part à pas accélérés rejoindre sa voiture. Il voit à quel point le travail d'oubli à produit des résultats inespérés.
Le timbre de la voix du jeune homme, comme son propre écho, l'embrouille beaucoup plus. Il sort un mouchoir de sa poche et s'essuie le visage.
Dans sa courte marche, tous les souvenirs de sa vie avec Diodio lui reviennent et, toute l'inquiétude de la trouver morte s'étant dissipée, il se sent un peu soulagé ; il espère pouvoir entreprendre sa quête du pardon.
Aussi, son esprit est-il absorbé par sa forte ressemblance avec Ablaye. Le garçon est devenu un adolescent de belle prestance à l'allure fière, qui respire la santé. Ses yeux, tout blancs, le regard perçant, comme s'il scrute chez ses interlocuteurs le secret de leurs pensées, révèle toute sa vivacité d'esprit. Élancé et svelte, la figure ronde avec des joues saillantes, il porte tous les traits de son ascendant. Sandiéry comprend ainsi que Dieu a voulu imprimer sa lâcheté sur le visage de cet innocent jeune homme, tel qu'il l'avait vu dans un de ses rêves.
Ameth Guissé, Une mort magnifique, Dakar, L'Harmattan, 2013.
III- Quelques axes de lecture
- La portée militante du texte
- Thiaroye 44, une histoire inoubliable
- Repérage et interprétation de figures de style : comparaison, métonymie, métaphore, gradation, etc.
- L'adverbe de manière en -ment
IV- Insistons sur :
1- L'adverbe de manière en -ment : On l'obtient généralement en ajoutant le suffixe -ment à un adjectif qualificatif féminin.
Exemple : " Sandiéry fouille dans les tiroirs de sa mémoire et se rappelle vaguement que tout au début, elle lui avait dit habiter la banlieue dans un quartier populaire de Thiaroye, à côté du cimetière des tirailleurs sénégalais."
2- L'intégralité du poème " Tyaroye" de Léopold Sédar Senghor
TYAROYE
Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ?
Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ?Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d’acier?
Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier?
Dites, votre sang ne s’est-il mêlé au sang lustral de ses martyrs?
Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance?
Sang, sang ô sang noir de mes frères, vous tachez l’innocence de mes draps
Vous êtes la sueur où baigne mon angoisse, vous êtes la souffrance qui enroue ma voix
Wôi ! Entendez ma voix aveugle, génies sourds-muets de la nuit.
Pluie de sang rouge sauterelles ! Et mon cœur crie à l’azur et à la merci.
Non ! vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts! Ce sang n’est pas de l’eau tépide
Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule.
Il est notre soif notre faim d’honneur, ces grandes reines absolues
Non ! vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain
Dormez ô Morts! Et que ma voix vous berce, ma voix de courroux que berce l’espoir.
Paris, décembre 1944.
Léopold Sédar Senghor, Hosties noires, 1948.
28/11/2021